Posons le décor: en 1881, afin d’éviter que l’Argentine ne s’allie au Pérou et à la Bolivie contre le Chili, les dirigeants chiliens ont proposé un accord aux Argentins: le Chili, qui s’étalait alors bien plus à l’est mais moins vers le sud, donnait toute la partie est de la Patagonie à l’Argentine. Ce qui représente un territoire immense, comme le montre l’antique carte ci-dessous: pratiquement toute la partie dénommée Patagonia a été donnée à l'Argentine!
Mais le traité spécifiait que le Chili gardait le contrôle d’une grosse moitié de l’île de Terre de Feu et du détroit de Magellan. Un territoire très important stratégiquement: le Chili gardait ainsi le contrôle du passage principal entre Pacifique et Atlantique (à l’époque, le canal de Panama n’était pas creusé).
Mais il y a toujours eu un désaccord au sujet du canal Beagle et de ses îles. Or il s’agit d’une zone stratégique. D’abord parce que c’est une alternative au détroit de Magellan, ensuite parce que le pays qui possède ces terres peut légitimement revendiquer une partie des territoires antarctiques – ce qui intéresse beaucoup le Chili. Sur la carte ci-dessous, on peut voir la zone en question, entourée de rouge:
Pour régler le problème, il a fallu nommer un médiateur étranger pour dénouer la situation: le Royaume-Uni. Le médiateur a donné raison au Chili, mais l’Argentine n’a rien voulu entendre. Et pour cause: les deux pays étaient plus ou moins en froid au sujet des îles Malouines (possession britannique au large des côtes argentines). Si bien que le Chili et l’Argentine, à force d’obstination, ont failli en venir aux mains, c’est-à-dire aux destroyers et sous-marins. En décembre 1978, les deux pays ont positionné leurs bateaux de guerre dans la zone, prêts à l’attaque.
Et c’est ici qu’arrive la dimension humaine de l’histoire. Les officiers de la marine chilienne et leurs homologues argentins, historiquement, ont toujours combattu ensemble, notamment pour l‘indépendance contre les Espagnols. Ils avaient tissé des liens d’amitié parfois très forts. Et là, on leur demandait de s’entretuer pour un bout de canal. Mais dans l’armée, il est dit qu’on ne peut pas désobéir. Alors les amis argentins et chiliens, à la veille d’un combat désormais inéluctable, se sont réunis sur l’un des destroyers et ont fait ensemble un festin d’adieu, en se souhaitant bonne chance pour le lendemain, sachant qu‘ils allaient s‘entretuer.
Jour J, les deux armées sont prêtes à attaquer. Côté chilien, il n’y a plus qu’à appuyer sur un bouton pour lancer la première salve de tirs. Et puis, coup de téléphone de Santiago à l‘état-major chilien: arrêtez tous, les Argentins battent en traite. On apprendra un peu plus tard que Jean-Paul II avait téléphoné dans la nuit au président argentin pour lui demander d’arrêter les bêtises et avait envoyé un médiateur. Et, grâce à la forte influence de l’église catholique en Amérique latine, ça a marché. Pour une fois que le pape faisait quelque chose de vraiment utile…